



Communauté dispersée et tapisserie en devenir
Participer à la conception curatoriale de la Biennale Afflux oblige à engager un travail de définition de l’objet même de cette manifestation : une communauté transnationale noire. Objet qu’il faut et faudra toujours décomposer et prendre soin de recomposer au-delà des solitudes dorées à partir d’un ensemble de gestes, de pratiques, de rencontres et d’alliances. De paroles et d’accords. Mais aussi immanquablement de malentendus et de frictions à l’extérieur et à l’intérieur même de ladite communauté. Car c’est aussi au bruit des sarcasmes qui l’entoure et l’accompagne, au son de ses chamailleries et son humour, que l’on reconnaît entre toute, la communauté transnationale noire. À condition qu’elle se garde d’être trop polie, de se tenir dans les cases dessinées pour elle, et qu’elle réinvente sans cesse sa manière facétieuse de faire famille.
Comment alors penser une communauté transnationale noire dans toute la richesse de sa noirceur, dans la puissance de ses luttes nécessaires contre l’anéantissement, mais aussi dans sa joie jamais tout à fait triviale, ses ruses, ses contradictions, le secret de sa colère et la force de ses principes de vie ? En somme, comment tracer et suivre des chemins d’humanités noires, des techniques impures et des détours vers le vivant. Si je dis détour c’est pour signifier une manière d’avancer qui garde en mémoire les ruptures et la toxicité des héritages de la modernité coloniale. Mais qui ne s’y résout pas. Le détour est autant un art de la bifurcation que du montage / assemblage / collage de matériaux impurs qui signale l’impossible retour et à la fois l’impossible futur dans un monde déjà largement détruit. Alors pour sortir de cette double impasse, la fameuse communauté ne cesse de se faire et de se défaire, de bricoler des mondes contemporains, des manières de les habiter et de (se) les représenter. Elle pratique d’autres intimités avec les matières et les fantômes, avec les vivants et les morts.
Composition d’une archive spéculative noire
Le pari de la composition que nous souhaitons mettre en œuvre pour cette nouvelle édition de la biennale avec des artistes, des autrices, des curateur·ices, des musicien·nes, des médiateur·ices, des activistes, des lieux et leurs habitant·es, est de construire un monde sensible en défiant les logiques de l’extraction et du vol. Ce qui n’est pas si simple tant elles sont devenues des modus operandi des pratiques artistiques contemporaines.
Cela demande déjà de ne pas s’égarer dans un héroïsme noir, fausse piste réparatrice qui reconduit l’emprise émotionnelle et paranoïaque de la propriété et qui mène immanquablement à l’expansion sans fin de l’épuisement et des passions tristes. Une communauté noire appelle à une autre histoire qui ne relève pas de l’évidence et qu’il faut aller chercher sous les faux semblants et les tentations faciles, car cette communauté ne peut ignorer qu’il y a un coût toujours caché à la jouissance et qu’elle a été elle-même cette matière innommable du plaisir et des puissances des autres.
C’est pourquoi nous souhaitons penser en terme de composition et nous attacher au principe de circulation et de dialogue entre les œuvres. Faire de la conversation un motif central qui se déploie dans le temps et qui vise à la confection d’une tapisserie de voix, de son et d’images. Tapisserie noire où chaque œuvre et moment partagé, comme une parcelle de vivant, s’assemblera aux autres pour former un récit, une image plus vaste dont nul ne pourra décider de la forme ni du devenir. Une image non-propriétaire, un lieu commun, qui, au-delà de la biennale, formera un espace de savoir et de pratiques, un outil. Cette composition, en dialogue avec de nombreuses autres voix, placera donc la parole et les pratiques de transmission au centre en s’affranchissant des partitions classiques entre les théories discursives et les pratiques matérielles des artistes.
C’est une autre histoire de l’art et des gestes culturelles à laquelle nous souhaitons nous associer : une histoire fugitive, incertaine et multiple. Mille chemins d’humanité noirs, mille communautés errantes qui furent savamment dispersées par les pillages et les mensonges faussement savants, l’effacement et la dissimulation, par une série d’interruptions souvent violentes, une collection de césures, de déportations de personnes et d’artefacts, de métamorphoses et d’imaginaires morbides. « Mille chemins d’humanités » célèbre une autre dispersion, celle qui fût, est et sera parfois nécessaire pour trouver une vie bonne, survivre et se réinventer. Un flow qui circule en dessous de l’histoire nécro politique et produit d’autres récits du vivant :
Marche sur ces chemins d’humanité noirs, suis des signaux faibles, ces traces de résistance et de célébrations qui circulent et survivent de génération en génération au fond d’un estomac, dans la mémoire d’un geste et le secret d’une peau, dans un parfum, dans une matière, sur une piste de danse, sur une feuille qui se redresse, dans un jardin, le flux d’une onde électromagnétique qui s’enroule autour de ta colonne vertébrale. L’écho dans ta conscience et dans ton corps de ce qui a existé un jour et réapparaît plus tard, ce qui était déjà là chez celles et ceux qu’on a peut-être oublié et que tu choisis d’honorer sans tout à fait les connaître, plutôt que de les effacer. Ces chemins, appelle-les archives noires et apprend à en prendre soin, apprend à les faire grandir plutôt qu’à les épuiser. Voilà ce que ce que je te propose : un transmission noire.




Écologie de l’ombre
Au diktat de la surexposition publique comme seule forme désirable de représentation, à l’empire de la transparence, de la lumière crue de la Raison qui éclairerait les mondes obscurs d’ici et d’ailleurs, la transmission noire oppose une écologie de l’ombre. Transmettre par le signe caché dans la tapisserie, l’énigme et par l’initiation, de pair à pair, c’est aussi donner toute leur importance à l’ensemble des puissances du vivant, humaines et non-humaines, visibles et invisibles. À cette sensibilité pour toutes les voix du vivant s’ajoute un art de la ruse, un art de se glisser sous l’oreille de celles et ceux qui veulent tout savoir et tout accumuler Face à la voracité de l’extractivisme culturel, la transmission noire diffuse une histoire an ba fey, savante pratique du brouillage, de la saturation, d’une parole qui sert à ne pas dire, à remplir l’espace d’un bruit que seules certaines oreilles pourront décoder. La composition « mille chemins d’humanité » mettra ainsi à l’honneur un large éventail d’état de la matière sonore et visuelle et des relations singulières que les artistes noires entretiennent avec les technologies et leur détournement.
S’intéresser enfin à la forme possible d’une transmission noire est aussi une manière de prendre en compte l’audience locale de la Biennale à Montréal et de travailler dans une variété d’espaces en tissant des liens privilégiés avec les centres communautaires de la ville notamment. « Mille chemins d’humanité » sera aussi l’occasion de mettre en œuvre des modes de médiation culturelle expérimentaux qui accorderont une place centrale à l’oralité, au conte et à des moments de convivialité.
Commissariat

Olivier Marboeuf
Olivier Marboeuf est auteur, conteur, commissaire d’exposition indépendant et fondateur du centre d’art Espace Khiasma qu’il a dirigé de 2004 à 2018 aux Lilas (Seine-Saint-Denis). Il y a développé un programme centré sur des questions de représentations minoritaires qui associait expositions, projections, débats, performances et projets collaboratifs sur le territoire du Nord-Est parisien. S’intéressant aux différentes modalités de transmission des savoirs, les propositions d’Olivier Marboeuf sont largement traversées par des pratiques de conversations qui tentent de créer des situations éphémères de culture. Il explore notamment la forme de la veillée. Son intérêt pour le récit en art l’a amené à développer un travail spécifique d’accompagnement d’artistes impliqués dans les pratiques du film. Il est aujourd’hui producteur au sein de la maison de production Spectre basée à Rennes. Parallèlement, il développe des textes de fiction et des recherches théoriques autour des pratiques décoloniales dans le champs de la culture et du corps comme espace d’archive. Il publie régulièrement ses travaux en cours sur le blog Toujours Debout.